Bernard NICOLAS

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Un corps qui (s’) interroge (Nantes, novembre 2013)

Ils sont vivants. Ne les entendez vous pas.
N’entendez vous pas le grand fracas des tôles entrechoquées, le déchaînement du monde, le souffle rauque de la parole entrée en résistance. N’entendez vous pas les insurgés du dos de Mayo fixant les bouches à feu de leurs yeux exorbités, le cri étouffé de Giordano Bruno, incendié sur le campo des fleurs : eppure si muove ou le crissement des pas du vieux Walter Benjamin à bout de force, tentant de gagner l’Espagne par le chemin des crêtes. N’entendez vous pas la voix des émeutiers du pénitencier d’Attica portée par le chant du blues, ou la fureur de Coltrane, hors de lui-même poussant la musique hors d’elle même sous les huées de la salle Pleyel. Et les autres, tous les autres, ceux qu’on ne sait pas. Ceux qu’on entend plus. Tout pourrait commencer par là, par le son. L’exposition de Bernard Nicolas se regarde tout ouïe, à l’affût des mots gelés derrière les bouches d’émail, de la parole toujours sur le point de s’échapper. Il faudrait en inventer la bande son ou, à l’écho assourdi d’un monde en ébullition se mêlerait le murmure des conversations et le
chuchotement des amants.
Les personnages sculptés par Bernard Nicolas sont de grands brûlés, de « grands vivants », des égarés, revenus ivres et poussiéreux d’on ne sait quel voyage exorbitant. Ce sont des êtres à bout de souffle, au bout du rouleau, mais vivants pourtant, jusqu’au bout des ongles, humains jusqu’au bout de l’humain. Des êtres exagérés sans doute, dévergondés, littéralement sortis de leurs gonds.
« Nul ne sait ce que peut le corps ». Comme je parcours l’exposition, la phrase énigmatique de Spinoza me revient en boucle. Jamais pourtant elle ne m’aura paru aussi vraie. Car lasculpture de Bernard Nicolas se constitue dans l’affirmation de la puissance des corps. Il s’expérimente sous nos yeux, qu’un geste, une parole, une pensée trouve leur expression dans l’espace d’un corps. Un corps qui déploie devant nous sa présence immédiate et singulière. Libéré du poids de l’âme et des encombrants calculs de l’égo, il incarne la première résistance, peut-être la seule résistance possible, celle du corps. La force de ce qui résiste en soi-même, sans raison ni justification.
Mais pour Bernard Nicolas la vérité des corps n’est pas dans les clichés apaisants qui montrent des postures rassurantes ni dans les contours précis ou l’enveloppe bien nette d’un organisme dominé par l’esprit, elle est dans l’emportement, dans le débordement, dans l’exagération des postures et dans la dramatisation des attitudes. Il surprend ses personnages en plein déséquilibre, au bord de la rupture, au seuil de la déraison peutêtre, s’il est vrai que la folie est aussi du pouvoir des hommes. Il les saisit à vif, à l’instant même ou leur vie bascule et les fixe dans des gestes emphatiques ou des poses théâtrales. En ce sens on pourrait parler de corps dramatisés comme on parle d’écriture dramatisée. L’espace de l’exposition devient alors la scène où se joue le drame, quand l’intime avec ses joies et ses souffrances entre en résonance avec le monde et ses débordements.
Du corps pourtant, Bernard Nicolas ne garde que l’armature, carcasse de métal cabossé, tiges de fer rouillé ou bidons écrasés. Il en fait disparaître la chair pour mieux dégager la puissance des
affects, libérer la part de vérité de l’être qu’il supporte. La bouche et les mains, les mains surtout constituent les points de concentration de cette énergie. De leurs paumes brûlantes, à tout moment peut surgir la parole. Parler aussi avec les mains.
Si l’oeuvre peut sembler violente, ce n’est pas que la vie soit violence ou brutalité, ni que la représentation soit nécessairement violence. Elle résulte simplement du travail de l’artiste, assemblant, rivant, cloutant, passant à l’épreuve du feu la matièrequi se tord et résiste. De ce corps à corps, l’oeuvre garde les marques : fissures, craquelures, failles, tôle froissée comme l’homme porte sur lui les traces de ses voyages extravagants. Parfois un personnage semble vouloir crier. Mais ce n’est pas de manque ou d’horreur car la sculpture de Bernard Nicolas n’est pas faite de passions tristes. Elle est expression fondamentale de la vie. Elle évoque (suggère) le caractère à la fois tragique et dérisoire, glorieux et inquiétant de notre humanité. Elle est peutêtre aussi l’ultime et tonitruant éclat de rire des hommes face à l’absurdité.
A la fin de peau noire, masques blancs, Franz Fanon prononce un voeu en forme d’ouverture : « o mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ». Si la sculpture de Bernard Nicolas nous touche à ce point c’est peut être qu’elle réussit à tenir cette promesse, donner à voir des corps qui (s’) interrogent. Jean-Luc Bourgoin, 2013   

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